Thomas – 2

Thomas sentait le Pouvoir fondre sur lui. C’était un peu… Il essaya de trouver une image, mais lui qui n’avait presque jamais rien vu éprouvait parfois des difficultés à évoquer ces images, et il devait faire référence au passé, si riche en cette matière.

Il se sentait telle la souris sur laquelle plonge l’épervier, ou le fantassin qui voit un escadron de chars apparaître au sommet d’une colline qu’ils n’ont plus qu’à dévaler pour l’écraser comme une crotte de chien.

Tout en lui, ou presque tout, voulait refuser ce pouvoir ou le fuir. Tout, sauf son sens du devoir.

Ils avaient depuis longtemps dépassé les derniers quartiers habités et devant eux, il n’y avait plus que les hommes de garde qui veillaient traditionnellement à l’extrémité des couloirs autorisés. Au-delà commençait le territoire des épreuves. Ainsi que le chemin des Initiés.

Les sentinelles le savaient et lorsqu’ils virent arriver Thomas et Mathieu, elles se tournèrent vers les murs. Il n’était jamais bon de croiser le regard d’un Initié en mission. Certains disaient que c’était seulement parce qu’il ne fallait pas les perturber alors qu’ils se concentraient, mais d’autres ajoutaient que le regard des Initiés emportait tout ce qu’il voyait, et que les hommes ainsi dévisagés pouvaient perdre l’esprit, ou que leurs traits, mémorisés par les Initiés en mission, partiraient avec eux et ne seraient donc plus les mêmes après.

Thomas et Mathieu franchirent le point de contrôle sans se préoccuper des sentinelles. Le couloir continuait encore un peu avant d’aboutir à la Grande Cathédrale.

Thomas sentait le pouvoir sourdre en lui. Il n’était déjà plus le même qu’au moment du départ, mais il ne s’était pas assez relâché pour devenir la proie de ce Pouvoir qui lui permettait de faire ce dont les autres étaient incapables.

Du coin de l’œil, il observa son compagnon. Celui-ci devait vivre la même épreuve et sentir l’humanité le quitter peu à peu. Déjà ils ne percevaient plus le couloir qui les englobait de la même manière. La roche granuleuse devenait comme une sorte de torrent en mouvement, un flot à la fois bruyant et luisant, dont la surface se déformait à chaque pas.

Si quelqu’un leur avait adressé la parole à ce moment, ils auraient peut-être perçu un son, mais il aurait été mêlé de couleurs ou de mouvements et ils n’auraient pu interpréter le message.

Ils n’étaient pas encore au bout du changement, mais ils atteignaient presque le niveau où celui-ci serait un apport plutôt qu’un handicap.

Thomas sentit une terrible douleur lui tordre les membres et l’intérieur du corps. Il ne pourrait aller jusqu’au bout ! Il devenait trop vieux et trop faible. Il fallait laisser Mathieu continuer seul…

Tournant la tête, il vit les traits de son compagnon tordus par la douleur. Des larmes coulaient sur ses joues pâles et sa bouche s’ouvrait, haletante, pour hurler, mais aucun son ne sortait de ses lèvres presque exsangues. Mathieu souffrait encore plus que lui ! Mathieu allait peut-être réussir la transformation cette fois – ils n’étaient jamais certains de réussir – mais il serait comme un bébé vagissant en émergeant, et si personne ne lui tendait une main secourable, il n’aurait qu’à attendre la mort.

Thomas sut qu’il ne pouvait renoncer. En fait, il le savait chaque fois, mais l’idée qu’il avait le pouvoir et le droit de reculer l’avait chaque fois aidé à continuer. Il était maître de son destin, même si ce n’était qu’une apparence, qu’une farce.

Alors qu’ils arrivaient au bout du couloir – ils avaient dépassé l’entrée de la Grande Cathédrale de quelques dizaines de pas –, il tendit le bras, posa la main sur l’épaule de Mathieu. Un geste qui lui coûtait plus en énergie que les milliers de pas depuis le départ, et plus en douleur que tout ce qu’il avait subi au cours des dix minutes précédentes. Mais un geste nécessaire, car il sentit tout à coup la force de Mathieu l’envahir, comme la sienne coulait vers son compagnon. Un flux qui ne cessait de s’accélérer et de s’intensifier.

Il garda la main posée sur l’épaule de Mathieu, mais ses doigts ne sentaient plus rien. Ses pieds poursuivaient leur marche, mais déjà le roc du sol n’était plus qu’un appui symbolique pour eux. Ils avaient réussi la transformation et se mêlaient maintenant au roc fermant le couloir.

C’était la fin de la douleur. Le roc qui coulait en eux était frais et la souffrance s’estompait dans l’illumination qui les entourait. Ils voyaient des couleurs étranges de leurs yeux qui n’étaient plus vraiment des yeux et percevaient le mouvement infiniment lent des molécules figées depuis des éons. Autour d’eux, la roche vivait et frémissait, fluide comme l’eau des sources qui parfois jaillissaient dans les couloirs.

Thomas cessa de marcher. La marche n’était pas le meilleur moyen de se déplacer ici. Il s’arrêta, et Mathieu fit de même, non parce que la main de Thomas le retenait, mais parce qu’il fallait continuer à s’adapter et qu’il savait le moment venu.

Ils cessèrent d’avoir des bras et des jambes, une tête, des yeux des oreilles. Ils étaient devenus… Ils ne savaient quoi, même quand parfois – rarement – ils en parlaient entre eux. Thomas s’était toujours montré le plus curieux, voulant comprendre, alors que les autres se contentaient de subir le miracle.

Ils perdirent leur corps, ou du moins, la sensation qu’ils en avaient un. Ils n’étaient plus qu’une étincelle de vie et de conscience, une étincelle capable de choisir son chemin.

Sans se consulter, ils plongèrent vers des niveaux plus profonds.

Plus tard, ils remonteraient et souffriraient à nouveau, mais c’était inévitable.